Sabine Pedrero, tapissier décorateur
« J’ai été créée pour créer »
Rencontre : septembre 2019
Tapissier ou tapissière ?
Je suis tapissier et tapissière. Il n’y a pas une histoire de féminin ou de masculin. Il faut connaître l’histoire de ces métiers.
Historiquement, les hommes avaient la tâche de réaliser les fauteuils : c’étaient des tapissiers… Les femmes faisaient les décors aux fenêtres, c’est-à-dire les rideaux, c’étaient des tapissières.
Mon métier initial est de faire des fauteuils, donc je suis tapissier. Aujourd’hui, je suis tapissier décorateur.
Nous sommes dans une période où on féminise les noms. Ici, ce n’est pas le cas.
Être tapissière était-ce une évidence pour vous ?
Rien ne se perd, tout se transforme. C’est la nature qui se transforme, s’adapte.
Nous sommes faits avec des mains. On m’a toujours donné des livres dans mon enfance, j’allais dehors, je fabriquais, je créais des choses, une cabane… J’en ai fait de même avec mes enfants.
J’avais un métier intellectuel, peut-être parce que j’étais fille d’émigré et que mon papa voulait que nous ayons l’opportunité en France de réussir. C’était important pour eux et ça passait forcément par des professions intellectuelles et non manuelles. Aujourd’hui, on peut imaginer qu’un manuel puisse gagner sa vie, mais pas à l’époque, dans les années 1970.
J’apprenais mon métier intellectuel, mais quand le soir arrivait, je dessinais, gribouillais, fabriquais des choses avec ce que j’avais sous la main…
Quand mes enfants ont été autonomes, j’ai fait le compte de mes finances, j’ai vendu ma voiture pour m’acheter un camion. Je me suis accordé deux ans pour apprendre mon métier et monter mon entreprise. Il fallait que ça marche, je voulais gagner ma vie. Mon mari m’a soutenue dans ma reconversion même si j’avais pris la décision de ne pas compter dessus pour l’investissement financier (…) .
Je ne gagne pas ce que je gagnais dans mon ancienne profession, mais je fais un truc que j’aime et je peux dire « C’est moi qui l’ai fait ».
Pourquoi la tapisserie, ça aurait-il pu être une autre activité ?
Comment lire dans un fauteuil quand on est mal assis? Ça a commencé comme ça…
Parce que j’adore ça, j’adore les histoires, j’adore lire… c’est compulsif : je lis environ cinq livres par mois, voire plus. Je ne regarde pas la télé, je ne suis pas sur internet. Je lis, sauf que pour lire, il faut un bon fauteuil d’où mon intérêt… Je suis donc allée à droite et à gauche pour prendre des cours, rencontrer des tapissiers.
Il y a beaucoup de gens qui disent « Ça c’est mon fauteuil ».
J’ai passé une année à m’immerger dans ce corps de métier, à prendre des cours, à rencontrer des gens pour progresser. J’ai monté mon entreprise et ça a marché tout de suite grâce à mon relationnel et à mon investissement.
A l’école d’ameublement La Bonne Graine c’est tout ce qui est traditionnel… mais pour faire un fauteuil Le Corbusier, j’ai fait l’école Boulle. On ne peut pas faire un fauteuil contemporain avec les techniques anciennes : donc j’ai appris les techniques contemporaines également. J’ai rencontré des professeurs extraordinaires et passionnés : Christophe Gelibert et James Delafoy.
Vous rappelez-vous du premier fauteuil que vous avez fait ?
Une dame me confie deux fauteuils. Sa grand-mère est en maison de fin de vie. Elle me raconte : « Ma grand-mère a raconté des histoires à ma mère sur ces fauteuils; plus tard, quand on allait en vacances chez elle, ma mère me prenait dans ses bras le soir et me racontait des histoires sur ces fauteuils… Comprenez-vous ce que je ressens ? » Comment vous dire que je comprends complètement ce qu’elle ressent!
« Ces fauteuils doivent s’intégrer dans mon univers, qui ne correspond pas du tout à ça ». Elle m’a donné des couleurs et je les ai faits.
Quand je les ai livrés, elle ne savait pas du tout à quoi ils allaient ressembler. Nous avions simplement vu un code couleur et le tissu. Je suis arrivée, il y avait ses amies près d’un feu de cheminée et des macarons sur la table. Elle a vu mes fauteuils. Elle s’est mise à pleurer dans mes bras. Ça, c’était énorme…
J’aime les particuliers ! Le fauteuil qu’ils me donnent a une histoire. Ils me confient leurs économies. C’est un budget de faire refaire son fauteuil… Certaines personnes mettent de l’argent de côté rien que pour ça. J’ai une responsabilité, je n’ai pas le droit de me tromper!
Certaines entreprises aussi comme Resid’home ou l’Unifab mettent du cœur dans leur projet et ça c’est chouette.
Il y a une dimension que je n’avais absolument pas dans mon ancienne vie professionnelle, mais c’est elle qui m’a permis de bien gagner ma vie et de me lancer dans la tapisserie. Je remercie mon ancien patron.
Quel est le projet le plus original auquel vous ayez participé ?
En 2018, nous avions investi la mezzanine l’Office National des Métiers d’Art, au cœur du Marais, avec Jessica. Nous avons travaillé dans le cadre de l’année du Japon.
J’ai choisi mon tissu pour mes fauteuils sur le thème des sakuras. Elle avait réalisé une fresque murale. Nous avions fait un partenariat avec 6ème Sens, créateur de parfums, qui pour cette occasion nous a crée une fragrance.
Lorsque l’on montait l’escalier, l’on pouvait sentir l’odeur des sakuras… Un réalisateur nous avait fait un film délirant. Le soir du vernissage, tous les sens étaient mis à l’honneur : du buffet à la musique… Nous ne savions pas si le public allait monter à la mezzanine. Soudainement, il n’y avait plus personne au rez-de chaussée : le public nous avait rejoint.
Le deuxième, la même année, je veux faire le Carrousel du Louvre avec une belle pièce, mais une belle pièce ça coûte très cher.
J’achète une bergère contemporaine en bois. Je veux de très beaux tissus. J’ai envie mais je prévois jamais rien dans ma tête et les rencontres se font.
Sur Linkedin, il y a la responsable de la direction commerciale de chez Prelle, LE fabricant des soieries de Lyon (ex/le salon bleu de la maison Blanche). J’ai un bon feeling avec cette personne et je l’invite pour les Sakuras du japon.
J’aperçois une personne qui ne bouge pas, qui est dans son coin : je viens vers elle, elle se présente « Myriam Yung de chez Prelle, je voulais vous connaître, vous rencontrer. Est-ce que vous avez un peu de temps à m’accorder ?», bien entendu que j’avais du temps à lui accorder…
Elle revient de sa voiture avec plein d’échantillons. Nous avons passé une heure à regarder des tissus et elle me dit « Il faut que nous fassions un truc ensemble ». Nous sommes en avril 2018. Je lui dis que » Je veux faire une pièce pour le Carrousel du Louvre mais je n’ai pas les moyens de venir [acheter] chez vous ». Elle m’invite au showroom, à Paris, place des Victoires pour en discuter.
Que c’est beau ! Je tombe amoureuse d’un tissu, d’une étoffe… Elle m’explique que c’est une reproduction d’un croquis qui a été fait pour Juliette Récamier. Je pars de ce rendez-vous sans rien prévoir. Je lui envoie un mail en lui disant que j’ai envie de faire un fauteuil avec elle mais que si elle ne m’aide pas un tout petit peu, je ne le pourrai pas. En échange je suis prête à m’engager pleinement, à faire un vernissage de fou, à prendre une attachée de communication pour être à la hauteur de la Maison, à casser ma tirelire pour faire un catalogue.
La maison Prelle me répond que mon enthousiasme… mon projet… casser l’image de cette maison… etc. nous vous offrons le tissu. J’ai pleuré. C’est de la soie! Il me disent qu’il y a deux conditions : faire la passementerie chez Verrier, le dernier passementier en France qui ne travaille que sur-mesure. La deuxième condition, c’est de présenter le fauteuil pendant trois mois dans leur showroom place des Victoires. J’ai dit d’accord!
J’ai rencontré chez Verrier des personnes accessibles, passionnées. Nous parlons du projet : c’est deux cerveaux qui se rencontrent… Mon projet, mon enthousiasme leur plaisent. Ils m’offrent la passementerie!
Mon fauteuil je le refais six fois car la soie c’est une matière naturelle, qui vit. Une vraie soie il faut la tendre plusieurs fois.
Au Carrousel, M et Mme Verzier, propriétaires de la maison Prelle, viennent me voir avec leur tapissier M. Cartier, la direction Prelle et la passementerie Verrier. Leur exigence était que la réalisation de ce fauteuil soit parfaite. Je suis à deux doigts de me trouver mal. Ce sont des très grandes maisons. Ils me serrent la main et me remercient pour la qualité de mon travail…
Ils ont également accepté le film décalé que je souhaitais faire de ce fauteuil.
Ces gens qui me font confiance sans me connaître c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire… vous ne trouvez pas ?
Ce fauteuil est toujours place des Victoires (Interview de 09/2019 ndlr). J’aimerais qu’il soit vendu aux enchères et que le montant de la vente soit reversé à l’association des handicapés de France, pour acheter des fauteuils roulants.
J’envisage de proposer une vente avec d’autres pièces intéressantes d’artistes et d’artisans d’art, ça demande beaucoup d’organisation mais c’est un projet humain, un cercle vertueux. On m’a donné, je redonne…
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à une personne souhaitant exercer votre métier ?
Pour les jeunes : « Lance-toi, vas-y fonce », il y a un épanouissement dans ce métier qui est extraordinaire.
A 40 ans : il faut que la personne ait un peu d’argent de côté – au moins de quoi tenir deux ans financièrement – et un bon relationnel.
Il faut également être vraiment passionné-e. C’est la clé.
©SophiePalmier